L’expérience d’Hawthorne

Réalisée par Elton Mayo dans les années 30, elle est à l’origine du courant des " relations humaines " dans l’entreprise. Une réévaluation récente de cette expérience fondatrice montre que ses conclusions sont pour une large part mythiques.

L’effet Hawthorne est célèbre en psychologie sociale. On peut en donner une signification large ou restreinte. Dans son sens étroit, valable dans le champ où s’est déroulé l’expérience, l’expression désigne le fait que l’amélioration de la productivité d’ouvriers est la conséquence de l’intérêt de la direction pour leur comportement. Mais au sens plus large, " l’expression " effet Hawthorne " est encore largement utilisée pour désigner les modifications qui peuvent intervenir dans le comportement et les attitudes de sujets quand ils sont conscients d’avoir été sélectionnés et distingués des autres pour devenir un objet d’étude ". Autrement dit, c’est un effet induit par n’importe quelle situation expérimentale dans le champ des sciences humaines ; comme on le dit parfois, de façon lapidaire : " Toute expérience commence par réussir. "

Soit, mais cet effet Hawthorne a-t-il été réellement démontré par l’expérience qui lui a donné son nom ? Rien n’est moins sûr, comme l’a montré un colloque récent de l’anvie, au cours duquel les participants se sont interrogés sur " l’énigme des expériences Hawthorne ", et plus largement, en partant de cet exemple, sur les problèmes scientifiques et éthiques que posent les expérimentations sociales.

Les expériences de l’usine Hawthorne

L’observation de l’effet Hawthorne vient d’une série d’études menées à l’usine Hawthorne de la compagnie d’électricité Western Electric à Chicago, où l’on produit notamment des relais téléphoniques et des câbles.

Tout commence en 1924. La direction charge un groupe d’ingénieurs de mesurer l’effet d’une variation d’intensité de l’éclairage sur le rendement des ouvriers. Ce rendement augmente bien, mais il augmente aussi dans les ateliers " témoins ", où l’on n’a rien changé. La direction, intriguée, demande aux ingénieurs de poursuivre leurs travaux.

Ils décident alors de sélectionner un groupe de cinq ouvrières, de les mettre dans un local distinct et de faire varier différents facteurs.

Cette expérience, connue sous le nom de Relay Assembly Test Room, est la plus célèbre. Lancée pour un an en 1927, elle durera cinq ans. Les cinq ouvrières assemblent des relais téléphoniques (une sixième les fournit en pièces). L’expérience se déroule par phases de plusieurs semaines, chaque nouvelle phase étant marquée par l’introduction d’un changement. Par exemple, à la phase III, l’on introduit un salaire collectif aux pièces ; à la phase IV, deux périodes de repos de 5 minutes ; à la phase VII, une pause-déjeuner de 15 minutes le matin et une pause de 10 minutes l’après-midi. Un observateur est constamment présent et s’efforce d’obtenir une bonne collaboration du groupe.

Au bout d’un an, l’un des ingénieurs parle de cette expérience à Elton Mayo, professeur à Harvard, qui accourt à Hawthorne avec deux collaborateurs, qui rédigeront plus tard le compte rendu de l’ensemble des expériences. Ces trois chercheurs prennent alors la direction des opérations.

Lorsque Mayo arrive, le résultat majeur se dessine déjà, au dire des chercheurs : le rendement des ouvrières augmente constamment - et cela se poursuivra même au cours de la phase XII, au cours de laquelle tous les avantages accordés précédemment seront supprimés. Comment expliquer ce phénomène? Mayo formule trois hypothèses explicatives : un travail moins fatigant et moins monotone ; un mode de rémunération plus attrayant ; des contremaîtres plus bienveillants (friendly supervision). Pour trancher entre ces hypothèses, il monte deux autres expériences : la Second Relay Assembly Room, dans laquelle les cinq ouvrières choisies bénéficient, comme les précédentes, du salaire aux pièces, mais sans quitter l’atelier collectif ; et la Mica Splitting Test Room, dans laquelle les filles travaillent à part et bénéficient de pauses, mais sont payées comme tout le monde.

De ces deux expériences, Mayo et son équipe déduisent que seule la troisième hypothèse est valide. Ils se lancent dans un vaste programme d’interviews pour déterminer ce qui fait une " bonne supervision ". Enfin, ils montent une dernière expérience, avec un groupe d’hommes cette fois, la Bank Wiring Observation Room, pour explorer le phénomène du leader informel (lequel, constatent-ils en effet, impose au groupe le respect d’une norme de production au détriment de la recherche du gain maximum). En 1932, la crise met fin à l’ensemble des expériences.

Les principales conclusions des chercheurs

La publication des résultats est relativement tardive. Mayo en parle bien dans un ouvrage publié en 1933, mais de façon fragmentaire. Il faut attendre 1938 pour voir publier deux séries de statistiques et 1939 pour avoir un compte rendu complet, rédigé par deux des principaux chercheurs.

Tous s’accordent sur un constat : dans la première expérience, le rendement des ouvrières n’a pas cessé d’augmenter. Pourquoi ? En comparant les conditions et résultats de cette expérience à ceux des deux suivantes, les chercheurs en viennent à la conclusion qu’" il n’y a pas de corrélation entre l’augmentation du rendement des filles de la Relay Assembly Test Room et l’un quelconque des changements dans leurs conditions de travail, que ce changement ait été ou non introduit expérimentalement. En revanche, il y a une corrélation avec ce que l’on peut seulement décrire comme le développement d’un groupe social organisé ayant une relation spéciale, et efficace, avec ses superviseurs ". Constat du même ordre avec la dernière expérience, d’après Homans : " Dans les deux groupes s’est constituée une organisation sociale informelle mais, tandis que les câbleurs de la Bank Room s’organisaient contre la direction, les assembleuses de la Relay Room s’organisaient en accord avec la direction pour la poursuite d’un but commun ", cette différence d’attitude s’expliquant par le fait que les assembleuses étaient consultées, les câbleurs, non.

La conclusion d’ensemble est que dans toutes les expériences, l’augmentation du rendement s’explique par la " friendly supervision ".

Les critiques de ces résultats

Les premières critiques sont globales, et dénoncent " l’orientation managériale " des recherches de Mayo et de son équipe. C’est seulement en 1967 qu’un sociologue, Alex Carey, fait porter sa critique non plus sur les orientations, mais sur les méthodes de recherche, en soumettant à une critique systématique les documents d’origine - notamment les relevés de production quotidiens et le journal de bord tenu par les observateurs. Ensuite, les critiques se sont multipliées : Parsons (1974), Franke et Kaul (1978), Bramel et Friend (1981), Gillespie (1991), Jones (1992).

Tous critiquent les méthodes employées et les interprétations tendancieuses données aux résultats. En particulier, à propos de la première expérience, ils font remarquer qu’au bout de huit mois, deux filles ont été exclues du groupe et remplacées par deux autres - un fait qui a été minimisé par les chercheurs de Hawthorne et leurs partisans. Mayo et Homans écrivent simplement que les deux filles " sont parties " ; Roethfisberger et Dickson sont plus explicites mais, dans l’examen des résultats et des hypothèses qui peuvent les expliquer, ils omettent totalement cet épisode. Or, l’exploitation statistique de résultats provenant d’un aussi petit nombre de sujets était déjà discutable ; avec le remplacement de deux sujets sur cinq en cours d’expérience, elle devient franchement abusive.

Il y a plus : l’examen des conditions de ce remplacement conduit à mettre en cause l’existence de ce bon climat entre superviseur et supervisés auquel Mayo et ses collaborateurs attribuent un rôle majeur. Ici, ce sont Bramel et Friend qui montent au créneau: en bons marxistes, ils s’attachent à démontrer, documents en main, qu’il y a eu me fiance envers la direction et résistance larvée de la part des ouvrières ; bref, une " conscience de classe " que les chercheurs se sont efforcés de camoufler. Cela apparaît à propos du bavardage: il est autorisé, mais, lorsqu’on s’aperçoit qu’il diminue le rendement, les filles sont réprimandées à plusieurs reprises par le contremaître - et finalement, les deux plus bavardes sont renvoyées. Brainel et Friend examinent aussi ce qui s’est passé au cours de la phase XII pendant laquelle toutes les périodes de repos ont été supprimées : " Les chiffres montrent que quatre ouvrières sur cinq ont ralenti leur cadence, et il apparaît clairement que (…) les ouvrières ont délibérément adopté une stratégie destinée à inciter les chercheurs à rétablir rapidement les conditions de travail qu’elles préféraient " (c’est-à-dire avec des pauses). Or, ce rétablissement leur avait été promis : " Elles n’avaient donc pas autant confiance dans les bonnes intentions de la direction que l’affirme Mayo ? " demandent les deux auteurs.

Dernier point souligné, cette fois par Carey : dès l’arrivée des deux nouvelles ouvrières, le rendement a fait un bond en avant de 12 % sous l’influence de l’une d’elles qui, prenant le rôle de leader, a incité les autres à produire davantage. Or, seule du groupe, elle était soutien de famille. Comment affirmer, dès lors, qu’elle n’était pas poussée par l’appât du gain ?

Toutes ces critiques portent sur l’interprétation des résultats. D’autres vont plus loin, et portent sur les résultats eux-mêmes : y a-t-il eu un " effet Hawthorne ", c’est-à-dire une augmentation de la production due à chacune des modifications expérimentales ? Récemment, Stephen Jones, après avoir analysé minutieusement les statistiques, affirme que non : " S’il y avait un effet Hawthorne, la productivité du groupe augmenterait à chaque changement des conditions de l’expérience, puisqu’une modification traduit un intérêt accru. Or, même en tenant compte d’un effet retard, la productivité augmente très peu quand on introduit des changements. Il arrive même qu’elle diminue ".

Il n’y aurait donc pas d’effet Hawthorne, mais une augmentation de productivité qui n’était ni immédiate, ni constante, ni spectaculaire, et qui était probablement due à un effet d’apprentissage - un effet d’autant plus marqué que les ouvrières du groupe expérimental bénéficiaient d’un feed-back permanent, c’est-à-dire savaient à tout instant combien elles avaient produit de relais ce jour-là et les jours précédents ; c’est un point sur lequel Parsons insiste beaucoup. Carey, quant à lui, pense que les résultats des expériences de Hawthorne sont parfaitement compatibles avec une vision plutôt traditionnelle de la réalité industrielle, à savoir " la valeur de stimulations financières d’un leadership entraînant et d’une discipline stricte "...

Le vrai mystère de Hawthorne

Reste à expliquer le vrai mystère de l’effet Hawthorne : son succès persistant. Car enfin, voilà une série d’expériences au sujet desquelles de nombreux chercheurs ont démontré, il y a quinze à vingt ans, que leur méthodologie était si fautive et leur interprétation si tendancieuse, qu’il était impossible d’accorder le moindre crédit aux conclusions qu’en avaient tirées leurs auteurs. Et pourtant, l’effet Hawthorne continue à être invoqué avec révérence...

D’où vient ce succès ? Distinguons entre le court terme et le long terme.

Le retentissement immédiat des expériences de Hawthorne est dû avant tout au prestige de l’école de Harvard, d’où venaient les chercheurs ; il semble aussi que le principal d’entre eux, Elton Mayo, ait été très doué pour le marketing de ses idées... En outre, les conclusions des chercheurs avaient de quoi plaire à la fois aux patrons et aux ouvriers. Aux patrons, elles suggéraient que, pour augmenter le rendement de leurs ouvriers, ils n’avaient besoin ni de les payer davantage, ni d’améliorer leur environnement de travail ; qu’ils offrent à leurs contremaîtres quelques cours de souplesse, d’amabilité et de tact, et le tour serait joué ! Aux ouvriers, elles renvoyaient une image flatteuse d’eux-mêmes: ils n’étaient ni des robots, ni des matérialistes uniquement mus par l’argent, mais des êtres sensibles et capables d’élaborer leur propre stratégie. À la société, elles adressaient un message rassurant : il suffisait de manipuler les relations humaines à l’intérieur de l’entreprise pour que celle-ci tienne son rôle dans une société capitaliste, qui est de produire toujours plus et mieux.

Quant au succès persistant des expériences Hawthorne, il s’explique par le " paradoxe de la fécondité d’idées fragiles, voire fausses ", comme l’a dit Bernard Lécuyer lors du colloque de l’anvie. Car les idées des membres du groupe de Harvard ont été fécondes. Elles ont été à la base du mouvement dit des " relations humaines ", lequel a attiré l’attention sur la présence dans l’entreprise, à côté de l’organisation formelle - celle qui est voulue et pensée par ses dirigeants d’une organisation informelle, reposant sur les relations des travailleurs entre eux, sur leur logique, sur leurs valeurs. En montrant que les expérimentateurs de Hawthorne, en voulant modifier un aspect d’une situation, avaient obtenu des résultats inattendus parce que leur manière de procéder avait entraîné la modification d’autres facteurs, les chercheurs ont ouvert la voie à une vision de l’entreprise comme système, dans lequel les relations entre les hommes, les conditions de production et les modes de rémunération sont en interaction complexe. Enfin, en attribuant leurs résultats à un " effet expérimental " constitué par la nouveauté de la situation et l’intérêt que suscite cette nouveauté tant chez les chercheurs que chez les sujets, Elton Mayo et ses collaborateurs ont indirectement démontré l’importance de la constitution d’un " groupe témoin " en parallèle au groupe expérimental dans toute expérience de sciences humaines, afin précisément de neutraliser cet effet expérimental.

On comprend dès lors que les expériences de Hawthorne restent célèbres, qu’elles continuent à faire l’objet de livres, d’articles, de colloques, aujourd’hui et, n’en doutons pas, demain et après-demain... Par leur retentissement et leur fécondité, elles se sont élevées au rang de mythe fondateur. L’on démontrerait que Mayo et ses collègues ont tout inventé que cela n’y changerait probablement rien : la légende dorée de Hawthorne survivrait aux faits...